Une semaine après le début de l’invasion russe en Ukraine, Sophie Wilmès (MR) dresse le premier bilan de la guerre que personne ne voulait voir arriver, et qui menace désormais la stabilité de l’Europe et du monde. Pour la ministre des Affaires étrangères, et vice-Première ministre, «personne ne sait comment cette guerre va évoluer», tant le président russe Vladimir Poutine est devenu imprévisible et a perdu toute crédibilité.

La mise en alerte de la dissuasion nucléaire russe, dimanche dernier, a provoqué une forte montée des tensions dans les capitales européennes. Les échanges de messages ont fusé au sein du gouvernement belge. Les dernières analyses soumises à Sophie Wilmès indiquent qu’il n’y a «pas de danger imminent». Mais elle juge que la menace nucléaire brandie par le Kremlin «n’est pas à prendre à la légère».

Comment avez-vous vécu le début de la guerre, jeudi 24 février à l’aube?

Je ne vis pas cette situation depuis le 24 février. Au mois d’avril, il y avait eu une mobilisation de troupes russes aux abords de l’Ukraine. En tant que présidente du Benelux, j’avais organisé avec mes homologues luxembourgeois et néerlandais une visite de terrain à notre collègue ukrainien Dmytro Kuleba. C’était en mai. Nous étions allés sur la ligne de front. Nous avions échangé avec les militaires et les services de renseignement, qui nous avaient fait part de leur analyse.

Les Russes avaient laissé sur place du matériel lourd. Lors des mois suivants, il y a eu un redéploiement et de grandes inquiétudes sur une invasion en décembre, avec une accélération dans les prises de contact avec l’Ukraine et la Russie. Toutes nos tentatives diplomatiques se sont avérées vaines. La Russie prétendait œuvrer à une solution, et en même temps elle massait ses troupes de manière importante aux frontières. Jusqu’à l’aube du 24 février où nous avons été réveillés par l’invasion.

En février, la vice-Première ministre ukrainienne nous avait confié que le scénario le plus probable était «l’invasion totale». Comment expliquez-vous qu’en Belgique et en Europe on n’y croyait pas?

Tout le monde ne partageait pas l’analyse d’une invasion complète. On savait que c’était sur la liste des scénarios, mais la plupart des experts pensaient que Poutine n’en avait pas l’intention. Aujourd’hui, pour certains, c’est plus simple de lire les signaux du passé en se disant que c’était évident.

Pour ma part, j’étais très interpellée par le développement des capacités russes pour rendre possible une invasion. À l’Otan, il y avait des différences de point de vue importantes sur l’intention réelle des Russes. Non seulement la Russie développait des capacités massives, mais en même temps elle avait des exigences que nous ne pouvions rencontrer, comme le fait que l’Ukraine ne puisse entrer dans l’Otan.

Les demandes de Poutine sont-elles toujours irrecevables?

Ses demandes sont non seulement irrecevables, mais elles sont irrencontrables. Il exige que l’Otan renonce à la politique de la porte ouverte, que l’on retire la possibilité aux pays qui ont rejoint l’Otan en 1997 d’avoir des présences militaires sur leur territoire… On ne peut pas entendre cela. Lors des tentatives de négociations, Poutine avait mis la barre tellement haut, avec des exigences impossibles à suivre, qu’on se demandait ce qui se passait réellement.

Que veut Poutine, selon vous?

On ressent chez lui une grande nostalgie par rapport aux territoires de l’ancienne URSS, par rapport à ce que fut la domination russe à travers le monde. Mais il y a suffisamment d’analyses pour y ajouter la mienne.

Plutôt que lire dans ses pensées, je préfère voir ce qui va réellement être mis sur la table. Je ne peux pas vous dire ce que veut Poutine. Mais quand on voit qu’il y a des pourparlers avec Kiev pour obtenir un cessez-le-feu et que, parallèlement à cela, on pilonne des villes et des civils, je peux vous dire ce que Poutine ne veut pas: c’est la paix.

Pensez-vous que ces pourparlers proposés par Moscou sont, avant tout, destinés à brouiller les pistes?

Jusqu’à présent, Poutine a démontré que lors de tous les moments de contacts pour trouver une issue sans arme, il n’a pas voulu les saisir. Il a fait l’inverse.

Que vous inspirent les bombardements massifs sur les villes ukrainiennes?

C’est la guerre. Et c’est une guerre qui n’a qu’un seul responsable, la Russie et son autorité. Mais il ne faut pas mettre tous les Russes dans le même sac, beaucoup manifestent contre cette guerre. En Belgique, manifester est normal. En Russie, c’est un acte héroïque.

Poutine est-il encore un interlocuteur fiable pour la Belgique?

Non. Poutine n’est plus un interlocuteur fiable ni crédible pour la Belgique. Si vous voulez arriver à un accord, vous devez avoir en face de vous quelqu’un avec qui on peut avoir une vraie capacité d’échange. Aujourd’hui, Poutine a fait la démonstration que ce n’est pas possible.

Pensez-vous qu’il est resté dans une logique guerrière du siècle passé?

J’ai convoqué ici l’ambassadeur de Russie, Alexander Tokonivin. C’était une démarche que chaque capitale européenne souhaitait faire pour démonter ensemble notre refus total de ce qui se passe. Nous sommes bien au-delà de la désapprobation. Je lui ai dit qu’une population, en 2022, n’a pas d’ouïe pour ce qu’ils sont en train de faire. Qu’il n’y a aucune place pour cela. Qu’en Europe, et ailleurs dans le monde, il n’y a plus de place pour ce type d’agression.

Poutine n’étant plus un interlocuteur crédible, cela veut-il dire qu’il n’y a plus de place pour la diplomatie?

Il restera toujours une place pour la diplomatie. La réalité, c’est qu’en diplomatie on ne discute pas avec les gens avec lesquels on a envie de discuter, mais avec ceux avec qui on doit discuter pour trouver une réponse à la guerre. C’est ce que nous ferons, chacun à notre niveau, quand ce sera possible.

Envisagez-vous la rupture des relations diplomatiques avec la Russie?

La Belgique a été un des premiers pays à envoyer des armes à l’Ukraine. Ces armes, le soutien humanitaire, les sanctions européennes forment un mix dans lequel il doit encore y avoir une place pour la diplomatie. Tout cela se fait, bien sûr, avec une recherche de consensus au niveau européen. Il faut conserver des canaux de discussion ouverts, car la fin d’un conflit se règle avec la diplomatie.

La Belgique voulait envoyer dans un premier temps des gourdes et des jumelles à l’Ukraine. Pourquoi s’est-elle ravisée pour, finalement, envoyer des armes?

Une correction. Le matériel civil correspondait à des demandes précises. Ensuite, les Ukrainiens ont affiné leur demande au fur et à mesure du conflit. C’est normal d’adapter alors notre réponse. Vous savez que nous avons un gouvernement à sept partis, avec des sensibilités différentes et une appréciation différente de la situation.

Certains partis se sont-ils opposés à l’envoi d’armes?

Je ne dirais pas ça comme ça. La seule chose qui m’intéresse, c’est que nous avons décidé ensemble d’envoyer du matériel létal correspondant à ce que les Ukrainiens demandaient. Les observateurs affinés sauront qu’au sein du gouvernement, nous n’avons pas tous le même ADN positif.

Poutine a mis en alerte la dissuasion nucléaire russe. Comment avez-vous vécu cela?

C’est une déclaration qui ne doit pas être prise à la légère. Mais elle est conçue pour avoir un effet qui fait aussi partie de la dissuasion et de la stratégie politico-militaire russe. Les analyses qui nous sont faites n’indiquent pas un danger imminent sur le plan de la menace nucléaire. On voit bien que l’objectif de la Russie est de créer la crainte et la panique. Ceci étant, l’Otan est un groupe uni. Il n’est dans l’intérêt de personne, ni de nous, ni de la Russie, de s’aventurer dans cette dynamique.

Après cette annonce, la Belgique a choisi, avec l’Otan, la désescalade…

Nous avons des renseignements militaires indiquant qu’il n’est pas nécessaire de se positionner là-dessus à ce stade.

Poutine n’a-t-il pas réussi, contre son gré, à réveiller la conscience européenne?

Il y a une analyse, que je partage, disant que jusqu’à présent, sur tout ce que Poutine a voulu obtenir, il a obtenu l’inverse. L’unité de l’Otan. L’unité de l’Europe. Qui pensait, il y a encore trois mois, que l’Europe serait capable de réagir aussi fortement, et de montrer sa force de frappe aussi rapidement? C’est la réponse à ce qui se passe, et c’est assez exceptionnel. Les menaces proférées par Poutine contre la Finlande et la Suède ont réveillé chez eux un sentiment très fort par rapport à l’Otan, dont ils ne sont pas membres.

Cette invasion serait-elle la dernière erreur de Poutine, celle qui pourrait signer sa fin?

Je souhaite, en tout cas, que ce soit la fin d’une ère où l’on se sent en droit de nier la volonté de l’Ukraine, d’un pays, de se tourner vers l’Europe. Et de le nier avec une attitude offensive guerrière insupportable. J’espère que la population russe aura l’opportunité de voir qui est son dirigeant, et les conséquences de ses choix. C’est aussi un système qui est derrière cela, ce n’est pas que Poutine. S’il partait demain, je ne suis pas sûre que cela changerait du tout au tout.

L’Otan va se renforcer sur son flanc Est. Des décisions doivent être prises, quelles seront-elles?

Il est très important de respecter le silence stratégique. Certaines choses doivent être communiquées, et d’autres moins. Par contre, il y a une évidence politique absolue, ce renforcement doit avoir lieu.

Va-t-on créer une zone tampon dans les pays voisins du conflit?

La force d’intervention rapide est en cours de déploiement. Les soldats belges vont arriver en Roumanie. On se déploiera en fonction de ce que décidera le Saceur (Supreme Allied Commander Europe, le commandement général des opérations militaires de l’Otan en Europe). L’Otan n’a aucune velléité guerrière, et ne se déploie que pour être en position de se défendre.

La Russie va-t-elle viser d’autres États après l’Ukraine?

C’est une question qui peut avoir mille réponses. Regardez ce qui se passe en Afrique avec Wagner, sur les territoires séparatistes en Transnistrie, en Géorgie. La Russie mène des actions déstabilisatrices dans de nombreuses régions. Nos collègues des pays baltes ont des craintes, mais les indications que nous avons sur le territoire Otan n’indiquent pas de menace imminente.

La Belgique est-elle prête à envoyer des forces supplémentaires?

Nous répondrons à nos obligations otaniennes.

Comment voyez-vous ce conflit évoluer à court terme?

Personne ne sait comment cette guerre va évoluer. Mais si vous me demandez aujourd’hui si je suis remplie d’espoir, la réponse est non. Je suis très inquiète de ce qui se passe, et de ce qui peut arriver.

Pensez-vous que l’Ukraine doit adhérer rapidement à l’UE?

Je m’interroge sur la priorité des choses. Il est prioritaire, et on l’a déjà fait, d’envoyer un signal politique extrêmement fort sur le fait que les Ukrainiens ont fait le bon choix en regardant du côté de l’Europe, en faisant des efforts d’intégration, et qu’ils font partie de notre famille. En même temps, l’adhésion est un processus très long avec des critères à remplir. On n’est pas dans un système dual où c’est tout maintenant ou rien demain.

«Si on négocie sérieusement avec Engie, prolonger le nucléaire devrait être possible»

Pour Sophie Wilmès, la guerre en Ukraine démontre l’importance d’une prolongation du nucléaire en Belgique. Elle se dit convaincue qu’une négociation sérieuse avec Engie peut rendre les choses possibles.

Pour la vice-Première ministre Sophie Wilmès, la situation en Ukraine a fait bouger les curseurs et rend la prolongation du nucléaire en Belgique encore plus souhaitable, nous explique-t-elle à la fin de l’interview qu’elle nous a accordée.

«Au MR, on était convaincus bien avant cette période aiguë de la crise que notre sécurité d’approvisionnement et le mix énergétique dans lequel nous devons rentrer sont fortement influencés par les événements au niveau géostratégique. Cela fait des mois qu’on le dit, maintenant, la réalité nous rappelle durement que l’analyse est correcte.»

Cet élément, rappelle la vice-Première, fait partie de l’accord pris la nuit du 23 décembre dernier. «Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de voir qui a fait bouger le plateau, qui avait raison et qui avait tort, le plus important, c’est qu’on réponde aux vraies préoccupations de la population, et à la vraie inquiétude que nous partageons dès le début quant à notre sécurité d’approvisionnement et aux prix.»

Pas trop tard?

On lui fait remarquer que le plan B, à savoir la prolongation de deux réacteurs, peut difficilement se faire sans Engie, qui a clamé sur tous les tons qu’il était trop tard. «Si vous reprenez toutes les déclarations qui ont été faites par les différents partis politiques, vous verrez qu’on a trouvé toujours mille et une raisons pour dire que ce n’était pas possible; puis que c’était possible mais qu’on n’avait plus le temps; puis qu’on avait quand même le temps, mais qu’on n’avait plus de partenaire, et ceteri, et cetera. Moi, j’ai la conviction qu’à partir du moment où l’on s’engage sérieusement dans une négociation qui aurait pour objectif de prolonger les centrales nucléaires, les choses seraient possibles. Évidemment, le temps joue contre cette sécurisation. Plus le temps passe, plus les capacités de pouvoir atterrir sur une prolongation des centrales sont rendues compliquées. L’inertie profite évidemment à la non-prolongation, qui est inscrite dans la loi, puisqu’on a besoin d’une majorité pour faire l’inverse.»

Au-delà du nucléaire, l’Ukraine amène bien entendu à s’interroger sur une série d’autres mesures à prendre en matière d’énergie. La ministre belge de l’Énergie, Tinne Van der Straeten (Groen) a ainsi défendu au niveau européen un plafonnement des prix du gaz.

On demande à Sophie Wilmès si c’est une mesure qu’elle défend. Sa réponse est diplomatique. «Nous défendrons évidemment toutes les idées qui seront de nature à renforcer les objectifs poursuivis – ici, c’est la question du prix, nous répond-elle. D’autres propositions sont sur la table, et vont être analysées par la Commission européenne. La question de l’approvisionnement énergétique ne se limite pas au prix, même si le prix est très important, et est la conséquence de notre dépendance à un pays comme la Russie. Quand vous êtes très fort dépendant d’un pays avec lequel vous avez les meilleures relations, et qui s’avère au cours du temps être un partenaire fiable, c’est très différent que d’être dans une situation comme celle où nous nous trouvons aujourd’hui», analyse la ministre.

Entretien – Vincent Georis & Christine Scharff

© L’Écho