Alors qu’une nouvelle réunion russo-américaine sur l’Ukraine doit avoir lieu ce vendredi à Genève, entre le secrétaire d’État américain Antony Blinken et le ministre russe Sergueï Lavrov, quelle est la position belge à ce propos ? Quels sont les enjeux de cette nouvelle crise ? Sophie Wilmès, ministre des Affaires étrangères, a bien voulu répondre aux questions de La Libre Belgique.

Sophie Wilmès, le secrétaire général de l’Otan a déclaré la semaine dernière qu’il y a “un risque de conflit en Europe”. Partagez-vous cette inquiétude ?

Il y a un risque réel d’invasion russe de l’Ukraine. Ces informations et analyses sont partagées par tous au niveau de l’Otan et européen. La question qui se pose est quelle est l’intention réelle des Russes, sachant qu’on ouvre la voie à des discussions diplomatiques qui sont bien engagées.

Si la Russie envahit l’Ukraine, que fait la Belgique ?

Notre souhait est qu’on n’en arrive pas là. Tout le monde se prépare au scénario du pire, car si on ne le faisait pas, ce serait considérer qu’il n’y a pas de risque réel, mais la réalité, c’est qu’on fait tout pour l’éviter en s’engageant dans le dialogue diplomatique. La Belgique fait partie d’une alliance défensive, qui est l’Otan, et de l’Union européenne. C’est dans ce cadre que nous déciderions – au conditionnel, devrait-il y avoir échec diplomatique – de la voie à suivre.

L’Ukraine n’est cependant pas couverte par l’article 5 de l’Otan, qui stipule qu’une attaque contre un État membre est une attaque contre toute l’alliance…

Tout à fait. L’Ukraine est géographiquement aux portes de l’Europe et un partenaire privilégié de l’Otan. À ce titre, nous avons des partenariats avec ce pays. Cela fera partie de l’ensemble des considérations qui devront être faites si – et seulement si – il devait y avoir une action de la Russie.

Comment la Belgique doit-elle répondre à ce genre de scénario ?

La Belgique réagit en fonction de ce qui est devant elle : il y a un risque, potentiel, donc il existe une préparation devant ce risque, d’abord au niveau de l’Otan, ensuite au niveau européen. Notre approche est duale, d’une part une ouverture au dialogue et, d’autre part, une préparation à des positions dissuasives. On pense au niveau européen à des sanctions. L’Otan se prépare aussi à toute éventualité. Je ne peux pas en dire plus.

L’une des plaintes de la Russie est de dire que l’Otan n’a pas cessé de s’élargir vers ses frontières. Elle demande que l’Otan stoppe son élargissement à l’Est et surtout de ne pas y inclure l’Ukraine. Que lui répondez-vous ?

Sa demande est insistante, mais n’est pas la seule. Si d’entrée de jeu, la question posée à l’Otan, c’est de renoncer à ses fondamentaux, c’est-à-dire au traité de Washington et à sa politique de porte ouverte (aux adhésions) ou encore revenir en arrière sur les élargissements qui ont été réalisés depuis 1997, vous entrez dans une discussion qui est difficilement tenable. Pour l’Otan, renoncer aux fondamentaux, au principe que chaque pays a le droit de choisir sa politique sécuritaire, ne fait pas partie du périmètre de discussion que nous souhaitons avoir avec la Russie. Est-ce que cela veut dire que les discussions s’arrêtent là ? Certainement pas. Il existe une série de sujets à discuter, dans une position d’écoute avec la Russie.

Que faire alors ?

Il faut comprendre la crainte réelle des Russes. L’Otan est une alliance défensive. Le fait que de nouveaux pays rejoignent l’Otan ne peut pas en tant que tel constituer une menace par rapport à qui que ce soit, y compris aux Russes. On doit pouvoir exprimer ses préoccupations dans les discussions et inclure des souhaits comme le contrôle des armes ou le rétablissement des canaux de communication. Il faut rétablir la confiance et éviter l’escalade.

Vladimir Poutine parle de retrouver la grandeur de “la Russie historique sous le nom d’Union soviétique”. Comment réagissez-vous quand vous entendez cela ?

J’ai la conviction qu’on parle d’un autre temps et que cette nostalgie par rapport à ce qu’a pu être l’Union soviétique n’est pas en adéquation avec l’évolution du temps et l’aspiration des peuples. On doit pouvoir laisser à ceux qui le souhaitent, et en pleine souveraineté dans leur pays, de décider ce que sera leur lendemain. Ce n’est pas une posture agressive. C’est simplement la liberté qu’a un pays de se tourner, plus facilement ou moins, vers l’Europe.

Une vision libérale du monde ?

Je ne sais pas si c’est une vision libérale. C’est une vision actuelle.

Les Européens se demandent comment répondre à une éventuelle invasion de l’Ukraine. Certains évoquent de suspendre l’activation du gazoduc Nord Stream 2 (NS2) qui doit fournir les Européens, principalement les Allemands, directement en gaz russe. Quelle est la position belge ?

Nous avons en Belgique moins de dépendance au gaz russe que d’autres pays européens. Près de la moitié du gaz importé par l’Union européenne vient de Russie. La Belgique en importe moins. Autour de 5 % du gaz fourni à notre pays vient directement de Russie par méthanier. À cela, il faut ajouter le gaz, difficilement quantifiable, qui provient de nos interconnexions avec l’Allemagne. Lors des négociations sur le mix énergétique du 23 décembre, le kern a décidé d’étudier de manière beaucoup plus fine notre dépendance au gaz et ses répercussions au niveau stratégique. Plus notre dépendance au gaz augmente, plus on se met en difficulté, d’autant plus s’il n’y a qu’une seule source pour l’approvisionnement et que cette source se révèle être un partenaire non fiable ou peu fiable comme l’est la Russie. Des études faites par l’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie (Acer) identifient clairement un processus de levier stratégique utilisé par la Russie comme étant une cause majeure, pas la seule, de l’augmentation des prix de l’énergie en Europe. Certains pays veulent se démettre du nucléaire et se rendent ainsi plus dépendants au gaz. Cette question géostratégique est majeure. Raison pour laquelle je suis intervenue plusieurs fois au Conseil des Affaires étrangères en demandant que le sujet soit traité par les ministres des Affaires étrangères. Notre intérêt belgo-belge est de continuer à diversifier le plus possible l’approvisionnement énergétique, en ce compris le renouvelable. ce compris le renouvelable.

D’autant maintenant qu’on veut construire des centrales à gaz pour remplacer le nucléaire…

Bien sûr. Donc cela concerne déjà la Belgique, alors qu’on n’a pas construit ces centrales et ça concernera d’autant plus la Belgique qu’on va augmenter la part de gaz dans notre mix énergétique. Mais cela concerne déjà la Belgique parce que cela a une influence sur les prix. Et donc j’entends bien que d’aucuns imaginent que plus vous êtes dépendant de NS2 plus vous aurez du mal à travailler sur ce levier-là par rapport aux Russes, mais j’entends aussi que la position du nouveau gouvernement allemand pourrait effectivement être plus à même de tenir compte de ces grands enjeux géostratégiques.

Et donc, finalement, quelle est votre position sur la suspension de Nord Stream 2 ?

Je ne vais pas rentrer dans le détail du type de sanctions que la Belgique propose, mais je suis favorable à ce que le paquet dissuasif soit le plus important possible.

Les sanctions européennes actuelles sont nombreuses mais ne portent pas. Pourquoi l’Union européenne ne s’attaque-t-elle pas à ce qu’elle peut faire sur son territoire : lutter contre le blanchiment d’argent russe dans les banques européennes, cesser d’octroyer des permis de résidence aux oligarques proches du régime et à leurs familles ?

Vous avez raison : les sanctions appliquées jusqu’à présent n’ont pas eu l’effet escompté. Nous avons environ 200 individus soumis à des sanctions et 50 entités. C’est déjà beaucoup. L’important dans les sanctions, c’est d’avoir une gradation avec un effet dissuasif. Si vous tapez trop fort d’emblée, cela ne va pas non plus. Nous allons en discuter lundi au Conseil des Affaires étrangères. Entre les États membres, tout le monde n’a pas évidemment la même sensibilité, mais il y a une volonté et une analyse communes de la réalité dans laquelle on se trouve.

Seriez-vous favorable à un sommet avec la Russie ?

Il y avait des sommets UE-Russie, qui ont été arrêtés après l’invasion de la Crimée en 2014. Un sommet a pour but de construire une relation structurée avec des pays partenaires. Il est important de dialoguer avec la Russie mais chaque chose en son temps, il ne faut pas danser plus vite que la musique. Je l’envisage, je le souhaite même – à moyen ou à plus long terme – une fois que ce moment de crise sera passé.

À l’Est, cette volonté portée par la Belgique et par la France est perçue comme une sorte de tolérance vis-à-vis de la Russie. Que dites-vous à ces pays-là ?

Ce n’est pas une fracture, mais une différence de sensibilités géographique et historique. Ce n’est pas rien. Nous sommes une Union, qui agit ensemble puisque c’est comme ça qu’on fonctionne. Ma conviction profonde est que le dialogue n’est pas une forme de faiblesse, ni de bienveillance ou d’acceptation d’un comportement. La Russie est un grand pays, un acteur majeur au niveau mondial, nous travaillons dans des forums communs, les canaux de communication existaient, existent et doivent continuer à exister. D’ailleurs, c’est souvent avec les gens avec lesquels on n’est pas d’accord que la communication est la plus importante.

Vous parlez à Sergueï Lavrov, votre homologue russe ?

Je n’ai pas eu de contacts avec Monsieur Lavrov. Cela dit, la Belgique continue de parler à la Russie. Jusqu’à il y a peu, la Belgique jouait quand même un rôle important en termes de liaison de l’Otan avec la Russie (l’ambassade belge à Moscou abritait le bureau de l’Otan, NdlR).

La France, qui a pris la présidence européenne, brandit ces tensions comme un énième exemple du besoin de l’UE de constituer sa propre politique de défense. D’autres ne jurent que par l’Otan. Où se positionne la Belgique ?

La Belgique a plusieurs fois demandé que les réunions Otan-UE puissent avoir lieu. Nous sommes favorables au développement d’une Europe de la défense qui ne soit pas concurrentielle au développement de l’Otan. Que du contraire. Nous sommes convaincus qu’une Europe plus forte et plus développée au niveau de sa défense est une valeur ajoutée pour l’Otan. Garder l’Otan comme pierre angulaire de la sécurité, je n’ai pas de difficulté avec cela. Ce qui est d’ailleurs de nature à rassurer nos collègues des pays Baltes ou des autres pays de l’Est de l’Union. J’ai la conviction que ce qui se passe ici pour le moment est quand même une illustration qu’il y a de la place pour l’Europe de la défense. La France est en pointe sur le sujet. Nous verrons ce que le leadership français (du Conseil) de l’UE permettra de faire avancer.

Entretien – Christophe Lamfalussy et Maria Udrescu

© La Libre Belgique