* Traduction libre *

Sa sœur était à New York quand les tours jumelles ont été brisées. Sophie Wilmès est aujourd’hui ministre des Affaires étrangères. Nous nous remémorons ce jour traumatisant survenu il y a vingt ans. Nous anticipons également un automne chaud pour la politique belge. « Le débat est nécessaire dans une démocratie, mais nous devons tous garder notre sang-froid », déclare Mme Wilmès, qui est également Vice-Première ministre, dans cette interview inédite.

Bruxelles, rue des Petits Carmes 15, le siège des Affaires étrangères. Le 1er octobre de l’année dernière, Sophie Wilmès s’est installée ici après un passage court mais mouvementé en tant que première femme Premier ministre de Belgique. Le Covid, souvenez-vous. Il est exceptionnel que la figure de proue libérale de Rhode-Saint-Genèse reçoive un journaliste. Wilmès est une femme charmante mais aussi prudente. Elle n’aime pas faire des interviews, avoue-t-elle. « Mais cela fait partie de mon travail et je suis donc très heureuse de vous voir », ajoute-t-elle avec un clin d’œil. Nous faisons l’interview en néerlandais. La femme politique du MR le parle presque sans faute. Elle explique avec enthousiasme que, lors des négociations gouvernementales, elle a revendiqué elle-même le portefeuille des Affaires étrangères. « C’est ce qui me fascine le plus. Depuis toujours. Dans un passé lointain, j’ai travaillé pour le département de la coopération au développement de la Commission européenne. C’est aussi un grand honneur de pouvoir représenter la Belgique à l’étranger. C’est là la grande similitude avec la fonction de Premier ministre. »

Quelle est la plus grande différence?

Oh, mon Dieu. Je dois vraiment le dire ? (rires) La différence est énorme. Un premier ministre doit principalement s’efforcer à trouver un consensus, s’assurer que le gouvernement fonctionne bien. Un ministre peut être occupé par son domaine. D’autre part, un vice-premier ministre doit défendre la position de son parti. Un premier ministre peut le faire beaucoup moins.

Où étiez-vous le mardi 11 septembre 2001, lorsque l’Amérique a été attaquée par le groupe Al-Qaida d’Oussama Ben Laden ?

Je m’en souviens très bien. Je travaillais pour la Commission à l’époque. Un collègue est venu dans mon bureau. « Il s’est passé quelque chose à New York », a-t-il dit. Nous sommes immédiatement allés dans le bureau du chef, car il était le seul à avoir une télévision. Là, nous avons vu les images. Horrible. J’étais sous le choc. Ma sœur vivait et travaillait à Manhattan à l’époque. J’ai essayé de l’appeler, mais je n’ai pas pu. Des millions de personnes dans le monde entier appelaient en même temps. Heureusement, un peu plus tard, elle a pu appeler et nous rassurer. Je vous assure : les minutes entre les deux étaient terribles. (à voix basse) De toute façon, ce n’est bien sûr rien comparé à la souffrance des victimes.

Votre sœur a-t-elle vu les attaques ?

Non. Son ami oui. Il était près des tours jumelles. C’était un jour traumatisant pour beaucoup de gens.

« La troisième guerre mondiale a commencé », a déclaré l’ancien Premier ministre Mark Eyskens (CD&V) à la télévision ce soir-là.

Il a dit ça ? Non, je ne le savais pas. Honnêtement : j’avais 26 ans à l’époque. Nous étions surtout préoccupés par ma sœur et les habitants de New York, moins par la géopolitique.

Le 11 septembre est-ce un clivage dans l’histoire ?

C’était surtout un signal d’alarme, à mon avis. Le terrorisme est soudainement entré dans notre salon. Depuis ce jour, nous avons tous réalisé que ce qui se passe à l’autre bout du monde affecte aussi nos vies. Nous avons pris conscience de la mondialisation.

Est-ce aussi le jour où l’Islam est devenu l’ennemi de l’Occident ?

C’est un peu court. Le terrorisme est devenu le grand ennemi.

Mais chaque musulman est devenu un terroriste potentiel dans l’esprit des gens.

C’est vrai. Le racisme était déjà présent dans notre société avant cela, mais le 11 septembre l’a certainement renforcé. Je crains que ce soit un problème mondial. Vous vous souvenez du racisme à l’égard des Asiatiques au début de la crise du covid ? Ça n’avait aucun sens et pourtant certaines personnes ont réagi de cette façon. Au lendemain de l’incendie criminel du centre d’asile de Bilzen, j’ai pris les premières mesures en vue d’un plan d’action national. Ce travail n’a pas été achevé. C’est l’une des priorités de ce gouvernement.

Encore un plan, pense le cynique en moi.

(plus agitée) Il faut bien qu’on fasse quelque chose, non ? On ne peut pas continuer à constater qu’il y a un problème. J’attends de la Secrétaire d’État compétente (Sarah Schlitz, Ecolo, ndlr) qu’elle présente un plan solide avec une vision à long terme.

Quelle est la force d’Al-Qaïda aujourd’hui ?

Ces dernières années, nous avons surtout assisté à des attaques terroristes de la part d’IS, mais Al-Qaïda existe toujours, notamment au Sahel, au Yémen et en Afghanistan. Nous devons donc rester vigilants. Nos services de renseignement le savent très bien. En Belgique, la menace vient principalement de ce que l’on appelle les lone wolves, des personnes qui opèrent seules.

Qui est notre plus grand ennemi en Afghanistan : les Talibans ou Daesh ?

Daesh est sur la liste des organisations terroristes, les Talibans ne le sont pas. Mais est-ce que cela me rend pour autant heureux de cette prise de pouvoir ? Certainement pas. Je préfère ne pas choisir entre les deux.

N’avons-nous pas besoin des Talibans pour combattre Daesh ?

C’est une bonne question. (pense) Il y a en effet un risque que Daesh en ait à nouveau vent. Daesh pense que les Talibans ne sont pas assez durs. À l’inverse, les Talibans promettent que l’Afghanistan ne deviendra pas un refuge pour les groupes terroristes. Nous verrons ce que cela donnera. J’aurais préféré un gouvernement démocratique. C’est la meilleure garantie contre la terreur (lancée). Au fait, je suis très inquiet du déclin de la démocratie dans le monde. Même dans notre propre arrière-cour, au Belarus par exemple, les régimes autocratiques sont en hausse. Les trois quarts des personnes vivent dans des pays où la liberté recule. La pandémie a renforcé cette tendance. C’est ma principale préoccupation en tant que ministre des Affaires étrangères.

Reconnaîtrez-vous officiellement le nouveau régime en Afghanistan ?

« Nous maintiendrons de toute façon ‘une’ relation avec le régime. D’abord, pour des raisons opérationnelles : pour pouvoir laisser partir les personnes qui sont encore là. Ce que sera la relation à long terme dépendra des actes en matière de droits de l’homme, de droits des femmes, d’accès humanitaire, etc. Une boussole morale est importante en politique. »

La Chine a moins de considération pour les droits de l’homme. Ne sommes-nous pas en train de regarder d’un mauvais œil la Chine gagner la bataille du pouvoir mondial ?

Ce sont deux points différents. La Chine est en effet moins critique à l’égard du nouveau régime en Afghanistan.

C’est rien de le dire !

Vous pouvez le dire. Je dois être diplomate dans mon travail. La Chine a sa propre vision. Ils ne considèrent pas les droits de l’homme comme des valeurs universelles, contrairement à nous. Ils pensent que c’est de la politique interne. (plus agitée) Mais la Chine ne doit pas être un exemple pour nous. Nous devons maintenir notre niveau de référence, aussi sur la scène internationale. Et ce n’est pas de la naïveté. C’est mon premier point. Mon deuxième point est que l’Union européenne doit devenir plus forte sur le plan international. Aujourd’hui, nous ne sommes pas assez forts face à la Chine, par exemple. Vous savez pourquoi ? Parce que nous ne parlons pas assez d’une seule voix. La Chine l’a très bien compris et tente de monter les pays européens les uns contre les autres.

L’Europe ne peut pas parler d’une seule voix. Le passé l’a prouvé.

« Je ne suis pas d’accord. Nous montrons en Afghanistan que c’est possible. Mais cela ne se produit pas suffisamment. Nous devons également oser agir de manière plus affirmée, y compris vis-à-vis de la Chine. L’Europe doit être unie, sûre d’elle et s’en tenir à ses valeurs fondamentales. Si elle peut le faire, elle rayonnera automatiquement du pouvoir. L’Europe a la taille et le poids économique nécessaires pour tenir tête aux autres grands acteurs. »

Ne faudrait-il pas alors abolir la règle de l’unanimité ?

(hochement de tête) C’est vrai, cela rendrait l’Union plus forte.

Vingt ans après le début de la guerre en Afghanistan, les troupes américaines se sont retirées. Avez-vous été surpris ?

Non. Cela avait déjà été annoncé par Trump. Il est vrai que nous avons été mis devant le fait accompli. Biden ne voulait pas d’un débat sur ce sujet. C’était malheureux.

Joe Biden est sur la ligne de l’America First de son prédécesseur Donald Trump. L’Europe se serait-elle trompée à son sujet ?

Non. Juste après son entrée en fonction, j’ai dit qu’il jouerait davantage la carte du multilatéralisme, mais qu’en même temps, il appliquerait aussi le principe de l’America First. C’est tout simplement profondément ancré dans cette société. C’est une autre raison pour laquelle nous devons renforcer le bloc européen. L’Union européenne doit être une superpuissance indépendante.

La Belgique a évacué 1 400 personnes d’Afghanistan. Le travail est-il terminé ?

Non, pas du tout. Il y a encore aujourd’hui 480 personnes sous notre protection en Afghanistan. Il s’agit principalement de Belges et de leurs familles nucléaires, mais aussi de personnes qui ont travaillé pour nous et de personnes qui courent un grand risque. Nous avons donc une obligation morale de les aider. Ces personnes sont maintenant à Kaboul. Nous sommes en train d’étudier comment le faire. L’Union européenne devrait coordonner cette action, car la Belgique n’est pas le seul pays qui souhaite encore rapatrier des personnes. Il serait également bon d’impliquer le Royaume-Uni.

Je veux faire un saut vers la politique belge. Quel est le débat le plus important de cet automne pour votre parti ?

Le gouvernement veut porter le taux d’emploi à 80 %. C’est crucial pour mon parti. En Belgique, il y a 500.000 malades de longue durée, il y a 300.000 chômeurs, mais il y a aussi 150.000 postes vacants. Il doit y avoir une meilleure correspondance.

Ce que l’on ne nous dit jamais, c’est comment vous comptez arriver à ces 80%.

Il y a un ministre du Travail (Pierre-Yves Dermagne, PS, ndlr) qui doit proposer un plan. Mais rassurez-vous : nous avons aussi nos propres idées que nous mettrons sur la table. Ce débat est trop important pour être laissé à un seul parti. D’ailleurs, ça ne peut plus attendre. Il faut prendre enfin une décision sur la sortie du nucléaire. Les entreprises doivent obtenir des certitudes. Le débat sur le climat sera également très important.

Votre parti se sent-il toujours bien dans ce gouvernement ? Votre président Georges-Louis Bouchez critique avec véhémence les socialistes.

Nous sommes un partenaire loyal. Nous sommes entrés au gouvernement pour mettre en œuvre l’accord de gouvernement et terminer la législature. C’est toujours notre ambition. A part cela : le débat est nécessaire dans une démocratie. J’espère que nous sommes d’accord sur ce point. Un président doit être capable de dire ce que son parti représente. Mais nous devons tous garder la tête froide et faire en sorte que le gouvernement puisse continuer à travailler ensemble. C’est important. Le pays a besoin d’être reconstruit après une grave crise sanitaire.

La semaine prochaine, il y a un comité de consultation. Êtes-vous en faveur de l’introduction d’une coronapas ?

« Il faudra en discuter à nouveau de manière approfondie. Les régions ont la possibilité de l’introduire. Bruxelles a l’intention de le faire. Si nous l’introduisons, nous devons être très clairs sur les raisons. Le faisons-nous pour restreindre la liberté des personnes qui n’ont pas été vaccinées ? Si oui, alors je dis non. Ou est-ce un moyen efficace d’empêcher la circulation du virus ? Si cela profite à l’ensemble de la communauté, alors c’est négociable. Mais nous devons être certains de son efficacité. Mon parti est opposé par principe aux laissez-passer et aux contrôles, mais en même temps, nous réalisons que l’épidémie n’est pas terminée. Il est d’ailleurs curieux que le nombre d’admissions à l’hôpital soit plus élevé aujourd’hui que l’année dernière, alors qu’il n’y avait pas de vaccins. Nous devons examiner cela aussi avec les experts.

Ressentez-vous encore les effets du virus ? Vous avez été en soins intensifs pendant 15 jours à la fin de l’année dernière.

C’est une question personnelle. (hésitante) Je préfère ne pas y répondre. C’est une question de principe pour moi. Cette question peut sembler facile, mais si j’y réponds, je devrai répondre demain à d’autres questions sur ma vie privée. Je préfère garder ces deux mondes strictement séparés.

Dernière question alors. N’auriez-vous pas préféré rester Première ministre ?

(rires) Non. Je suis surtout heureuse de ce que je peux faire aujourd’hui. Je vis beaucoup dans l’instant présent : c’est une attitude face à la vie.

 

Interview met Paul Cobbaert

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